Le mot « fait divers » (apparu en 1838) désigne à la fois l’événement lui-même, l’information qui le relate et la rubrique du journal qui le traite.
Inclassables de l’information, les faits divers sont difficiles à définir. Négativement, c’est tout ce qui n’a pas trouvé place dans les rubriques habituelles. D’ailleurs, dans l’argot journalistique, couvrir les faits divers c’est « faire les chiens écrasés », c’est-à-dire traiter les faits les moins importants de l’actualité. Positivement, c’est un large éventail de petits faits étonnants, tragiques, extraordinaires ou insignifiants qui concernent plutôt les gens en tant que personnes privées, et qui n’ont apparemment pas d’effet central sur le fonctionnement de la société. Ils témoignent sporadiquement de la part maudite de celle-ci.
Dans son étude sur le fait divers1, Roland Barthes montre que celui-ci, en dépit de son aspect futile et souvent extravagant, porte sur des problèmes fondamentaux, permanents et universels : la vie, la mort, l’amour, la haine, la nature humaine, la destinée… Pour lui, le fait divers est une information totale ou plus exactement immanente. Il ne renvoie qu’à lui-même et à ce titre s’apparente à la nouvelle et au conte. Transgression d’une norme rationnelle, factuelle, statistique, sociale, culturelle et éthique, il révèle l’irruption d’une déchirure dans l’ordre du quotidien, il fait scandale.
Mais la spécificité du fait divers tient surtout, selon Barthes, au fait qu’il comporte deux termes qui entretiennent des relations complexes, de causalité et de coïncidence :
Le fait divers a un côté mystérieux et touche à l’irrationnel : hasard, monstruosité, étrangeté, aveuglement lié à des fantasmes sociaux comme dans l’affaire d’Outreau ou irruption de figures mythiques comme les matricides.
Tout comme les tragédies grecques, les faits divers reposent souvent sur le thème de la fatalité et relaient des constantes profondes de la culture et de l’inconscient collectif : liens familiaux, transgression, mort, sentiments extrêmes et négatifs comme la jalousie, la colère… Dans les deux cas, souligne Roland Barthes, on retrouve la figure rhétorique du comble : « c’est précisément quand le messager corinthien apprend à Œdipe pour le rassurer qu’il a été adopté qu’il précipite la catastrophe » ; « c’est précisément dans la voiture de sa femme que s’encastre celle du mari ». Barthes rappelle que le latin dispose d’un corrélatif très fort pour dénoter le comble : cum… tum.
À l’image des héros antiques, les personnes impliquées dans un fait divers transgressent les lois humaines, sont victimes de la jalousie, de la colère, des ruses, et se retrouvent au final en butte à une fatalité qui les dépasse. Pensons par exemple à l’affaire Dominici (le triple meurtre d’une famille dans les Alpes-de-Haute-Provence en 1952). Cette proximité avec le récit mythologique explique la place accordée par les médias au fait divers.
Les récits à sensation apparaissent dès les débuts de l’imprimerie (les occasionnels, feuillets qui paraissent à un rythme irrégulier, au gré des événements et sont vendus par les colporteurs), et s’inscrivent dans la grande tradition de la presse. Au 19e siècle, les canards illustrés (feuilles volantes non-périodiques qui diffusent des nouvelles sensationnelles à propos d’événements ou de faits divers) connaissent une grande diffusion.
En 1869, l’affaire Troppmann va passionner les Français, provoquer une mutation spectaculaire de la presse qui la médiatise. Ainsi Le Petit Journal franchit à cette occasion la barre des 500 000 exemplaires. Le récit de crime connaît une extraordinaire expansion.
Les médias populaires exploitent le fait divers dont la lecture ne demande aucune compétence particulière ni aucune connaissance spécifique. Ils le scénarisent et le mettent en scène, dramatisent l’action et la renforcent par le caractère théâtral des décors et l’utilisation de protagonistes stéréotypés. Les titres font assaut d’adjectifs emphatiques pour capter l’intérêt du lecteur...
Cette logique d’information spectacle entraînera la naissance de périodiques spécialisés comme Détective. Mais aussi l’apparition de journalistes de faits divers aux méthodes discutables : souvent sans scrupules dans leur collecte de photographies et de témoignages, ils sont parfois prêts à tout pour transformer les faits divers en vrais sagas qui tiennent longtemps le public en haleine. Pensons aux dérives sensationnalistes aux conséquences tragiques de l’affaire Grégory ou de l’affaire d’Outreau. Mais aussi au traitement récent de l’affaire DSK...
Les illustrations ont toujours joué un grand rôle dans le traitement des faits divers, en raison de leur dimension émotionnelle : images gravées sur bois des occasionnels et des canards, dessins du Petit journal ou de l’Illustration, photos. Les journalistes arrivent après les faits (mais souvent aussi avant la police comme le photographe américain Weegee), et les journaux ont encore aujourd’hui recours à des dessins pour illustrer les articles qui relatent ces événements drôles ou tragiques. Dans ses illustrations de faits divers, par exemple pour France-Soir ou Détective, Di Marco reprend la tradition de la peinture et des dessins à la « une » du Petit journal parus dès les années 1890 : il montre habituellement le moment de tension maximum qui précède le geste fatal. Il fixe les gestes, les attitudes, les regards des personnages au moment crucial. Ses dessins mis en scène sont comparables à un instantané en photographie. Le style hyperréaliste du dessin, l’éclairage qui met en valeur l’expression des personnages et notamment leurs yeux, les physionomies outrées et l’expression paroxystique des visages, la force expressive de leurs gestes font également participer le spectateur à l’action et l’amènent à envisager la suite implacable des événements. Cette intensité dans les dessins et cette mise en scène théâtrale contribuent à la dramatisation et à des effets de vérité : « On ne peut pas faire les dessins que je fais sans ressentir les émotions fortes des histoires que je dois illustrer, comme la terreur, l’angoisse, la souffrance. Il faut les vivre intérieurement et l’on obtient des effets saisissants de réalité parce qu’on les a presque vécus », déclare Di Marco.
Le développement de la radio et de la télévision va encore renforcer le succès des faits divers auprès du public ; et ces derniers remontent bien souvent en tête des conducteurs des journaux télévisés. En 2008, d’après le baromètre thématique des journaux télévisés de l’Ina, ils occupent près de 10 % des sujets des éditions du soir : « Alors que les catastrophes – naturelles ou provoquées par l’activité humaine – occupent une place relativement stable (hormis le pic de l’année 2005), il n’en est pas de même pour les faits divers qui affichent une augmentation régulière passant de 630 sujets en 1999 à 1710 en 2008, comme si les partis pris éditoriaux des chaînes étaient de favoriser, de plus en plus, les drames personnels plutôt que les drames collectifs. » De même, les émissions à base judiciaire, fondées sur les récits et reconstitutions d’affaires criminelles, sont très présentes à la télévision.
Récits d’écarts par rapport aux normes, les faits divers tendent à la société un miroir qui lui permet de s’observer, pour mieux réaffirmer les normes ou au contraire les faire évoluer.
Aussi certains médias privilégient-ils l’analyse plutôt que la narration, la réflexion plutôt que l’émotion. Ils recherchent alors un fait exemplaire d’une certaine réalité sociale qu’ils veulent mettre en lumière et utilisent les faits divers pour éclairer avec distance une évolution ou une tendance d’ensemble. Ces « signes, emblèmes, appels » (Merleau-Ponty) se retrouvent dans les pages des journaux sous le titre générique « Société ». Certains faits permettent de bien désigner les dysfonctionnements sociaux (le fonctionnement de la justice dans l’affaire d’Outreau par exemple) :
« L’ensemble de ces articles montre très bien comment le fait divers peut être perçu comme un facteur puissant d’incitation à débattre de problèmes de société auxquels il est associé. Comme dans le cas [Marie] Trintignant, le fait divers actualise en fait une polémique qui n’est pas neuve en permettant de l’illustrer ou de la mettre en exergue. Il en résulte que le fait divers doit être appréhendé du point de vue de la fonction de publicisation qu’il exerce sur l’information : il contribue à une prise de conscience de l’opinion publique qui dépasse le cas particulier qu’il est pour intégrer un discours plus général sur la problématique dont il a fait l’objet. » (Catherine Dessinges : Lady Diana, Marie Trintignant : faits divers ou faits de société ? )
Mais les médias provoquent désormais à grande échelle des identifications et des émotions à partir de faits divers. Le fait divers criminel suscite aujourd’hui un discours sur la violence qui serait en augmentation, ce qui est statistiquement faux. Lors de la campagne présidentielle de 2002, le thème de l’insécurité a par exemple donné lieu à l’exposition d’une multitude de faits divers à la télévision, non sans conséquences. Depuis quelque temps, le pouvoir politique « surréagit » à la médiatisation de ceux-ci et développe autour d’eux un discours sécuritaire et un discours victimaire. Ainsi, certains assassinats sont systématiquement suivis de propositions de légiférer. On peut s’interroger : cette exploitation politique de la presse est-elle saine pour la démocratie ?
Essais critiques, Seuil, 1964
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-seconde ou directement le fichier ZIP Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0